– Boy in the Box –
Le problème avec le deuil, c’est que je l’ai longtemps cru insurmontable. Quand ma première petite amie m’a trompé l’année de mes dix-sept ans, j’ai cru que je ne tomberais plus jamais amoureux et, j’avoue, j’y crois toujours un peu, même si j’essaie de temps en temps. Quand des années plus tard, la mère de mes gosses a perdu un bébé, j’ai pensé que je n’aurais plus jamais d’enfant, et quand encore un peu après mes parents ont passé l’arme à gauche à quelques mois d’intervalle, j’ai simplement songé que plus jamais je ne saurai vivre — même si là aussi j’ai des doutes, même si je ne suis pas bien certain en vérité de l’avoir été avant cela. Pourtant, à l’approche du demi-siècle, je sais enfin qu’il n’y a rien de dramatique là-dedans. La mort n’est pas une si grande affaire que cela, on peut et on doit se démerder avec, parce qu’elle est juste inéluctable et que l’on ne peut donc pas y faire grand-chose. Nos jeunesses, nos amours, nos amis, nous-mêmes, ont fini tous par y passer, on sera tous un jour aspirés, engloutis, ensevelis par le grand circuit qui circule sous les voûtes souterraines de la chair. Alors pourquoi en faire tout un char ? Amen et alea jacta est.
J’ai mis du temps à le comprendre pour ma vie personnelle, mais encore plus pour le rock’n’roll. Parce que la musique, et encore plus le metal, a dû mal avec le temps qui passe — qui a vu récemment Deep Purple sur scène, sans Jon Lord ou la voix de Ian Gillian, sait très bien de quoi je parle. Ainsi personne de sérieux ne penserait à une reformation de Pantera sans Dimebag, ou de Nirvana sans Cobain, hormis pour des commémorations qui du coup sentent plus l’encens d’église que la bière et la sueur. On estime que c’est fini pour eux, que ceux qui ont la chance d’avoir survécu peuvent se retirer aux Bahamas avec leurs royalties ou lancer leur petit projet de reprises country comme Jason Newsted. Et j’ai longtemps été de ceux-là, j’ai longtemps fait preuve d’une morgue de jeune con, ce qui fait je suis allé à reculons voir le show d’Alice in Chains.
AIC et moi, ça a toujours été une histoire d’amour contrariée. J’étais complètement passé à côté à l’époque, j’avais écouté Dirt d’une oreille distraite et je ne les avais jamais vus sur scène, quand j’ai pourtant rarement manqué Pearl Jam, Nirvana ou Soundgarden. Quand on sait maintenant l’espèce de groupe de vendus que sont devenus les premiers ou les concerts souvent décevants des seconds — comprenez donc ici que Chris Cornell est resté jusqu’à sa triste fin mon chouchou —, c’est quand même ballot.
Puis les années ont passé et Mark Lanegan m’a amené à Mad Season et Mad Season à Alice in Chains et alors j’ai enfin compris ce que la planète entière savait avant moi, à savoir que Layne Staley était un putain de génie, un écorché vif à la voix touchant au divin.
Mais Layne Staley est mort. Répète après moi, me suis-je dit cent fois ce jour-là en grimaçant lorsque s’ouvrait le micro de ce pauvre William DuVall, pourtant pas déméritant. Layne Staley est mort. Comme ta mère, comme ton père, comme cet enfant jamais né. Comme toi un de ces jours et peut-être bien plus tôt que tu ne l’espères. Layne Staley est mort et il faut t’y faire, il faut faire avec la mort, le grand mouvement qui coule et nous conduit tous au néant. Il faut t’y faire comme les gars de AIC, qui ont décidé de continuer, de rester vivants malgré tout et tu dois prendre exemple sur eux, ils ont raison, me suis-je alors répété tout le long du concert, même si j’ai toujours quand même quelques doutes. Dubito ergo sum.